lundi 28 août 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 19



Le 20/08/04


            Chère Béatrice,

            Vous ne souhaitez pas que je vous tutoie, soit. Avec vos oreilles mal tournées, vous pourriez entendre Je te tue, toi. Mais vous avez raison, je préfère également cette polyphonie du vous, qui m’inclut dans votre cercle. En revanche, les oripeaux de la respectabilité, vous savez où je les mets ? Je m’assois dessus ou je m’en sers comme chiffons pour essuyer les traces de mes crimes. De grâce, Béatrice, ne m’irritez plus avec ces mots boursouflés de bêtise. Je préfère de loin vous honorer comme la dame à laquelle on prête allégeance mais pas de respectabilité. Allégez-moi du poids des choses et des murs, du fardeau de la réalité. Comme à la cigarette, je ne vous demande rien d’autre que de me rendre plus léger, Béatrice.

            Inutile non plus de jouer les femmes enfants. Je suis toujours surpris par la propension de certaines femmes à se faire manipuler et à devenir les victimes toutes désignées de pervers, de « pères vers » qui l’on se tourne en désespoir de cause. Vous ne voulez pas d’un regard de pitié ?  Je le conçois mais avez-vous quelque chose contre la compassion ? Je n’éprouve aucune pitié envers vous. Je ne vous plains pas. Je souhaite uniquement vous connaître. Racontez-vous donc sans craindre de moi cette pitié qui vous blesse et qui m’insulte. Allégez-vous à votre tour de votre histoire trop lourde à porter toute seule. Fille de ferme un peu lente, dites-vous de vous : voilà qui m’intéresse. J’aime tout ce qui est lent, des sucres lents aux films lents, en passant par les livres qui déroulent lentement le fil d’une conscience, avec lesquels on prend le temps d’entrer en accointance. J’aime aussi les escroqueries minutieusement et longuement préparées et dont la réussite exige justement cette lenteur.
Pour les lettres de George Sand et de Musset, je n’ai pas pris le temps de lire l’intégralité de leur œuvre et j’ai occulté la question du papier de l’époque (je me suis contenté d’utiliser un papier du début du siècle) ; le canular a été éventé. Avec le traitement de texte, il est plus facile de créer de faux inédits, mais je préfère la calligraphie des écrivains des siècles précédents. Aussi, ce temps que vous avez pris à déchiffrer les lettres n’en est que plus précieux et vous avez appris à lire d’autres signes, tout aussi essentiels, Béatrice.

            Pourquoi nous aime-t-on ? demandez-vous. Il faudrait d’abord demander Pourquoi aime-t-on ? Je ne pense pas qu’il y ait une cause ou un but à l’amour, tout au plus des circonstances. Et puis que met-on derrière le verbe aimer ? Abandonnons ce on de convenance et qui ne nous convient pas, ni à vous ni à moi. Pour ma part, j’aime fumer pour ne plus me sentir seul. C’est une compagnie comme une autre, le silence et l’écoute en plus. J’ai aimé et j’aime Lucie pour sa force, la vie qu’elle offrait à ses personnages et à ses contes, l’amour qu’elle me donnait sans compter. Je vous aime parce que j’ai besoin de vous aimer et pour ce que vous êtes. Je vois chez vous l’étincelle de la vie au travers de vos yeux qui brillent. J’entends des rires et des sanglots dans vos paroles et je respire l’odeur animale de vos cheveux roux naturels (pas ceux que votre nazi d’amant a teintés de la couleur de son idéal de tordu !). Je vous aime quand vous êtes vivante et non quand vous vous torturez les méninges sur des choses qui n’en valent pas la peine. Dois-je me raconter à cet Al, si inquiétant parfois ? Dois-je me mettre à nu et me rendre vulnérable au risque de déplaire à Boris et perdre le bénéfice du travail fait à ses côtés ? Et pourquoi pas ? Prenez le risque d’affronter vos peurs mais aussi et surtout de vous laisser conduire par vos instincts. Laissez vous aller de temps en temps. Pardonnez-moi ce ton injonctif, mais vous en avez grandement besoin, en ce moment.
            Non mais on croit rêver… C’est qui le psy ? C’est vous ou c’est l’autre prétentieux aux grandes oreilles avec sa clope vissée au bec ? Vous laissez pas faire, m’dame, c’est rien qu’un arnaqueur, et dans tous les domaines encore.

            Je laisse parler l’autre clown. Il n’a pas un vocabulaire étendu mais il n’est guère dangereux, et c’est un compagnon tout aussi valable que Langnon. Ne soyez pas effrayée par ma dualité, Béatrice. Nous sommes plusieurs à en abriter plus d’un en nous, sans pour autant être schizophrènes, ne pensez-vous pas ? Pas un psychopathe non plus et vous n’avez rien à craindre de moi, Boris non plus. C’est vrai que je ne le porte pas vraiment dans mon cœur car il joue trop souvent les censeurs. Il m’agace. Non, n’ayez pas peur de moi. Je ne tue pas les vivants. Je ne tue que les morts, que ceux qui ont tué en eux tout ce qui les rendait vivants.

            J’ai du mal à écrire aujourd’hui. Le coeur n’y est pas comme on dit. Sans doute trop lourd à traîner le cœur, comme un boulet.  Est-ce à cause de cette fin d’été maussade et grise ? D’habitude, la pluie me porte à l’allégresse. Aujourd’hui, non. Si j’étais libre, je sortirais dans les sentiers mouillés, sur les traces de mon chien, humant toutes les odeurs et respirant le ciel. Je ressens encore plus douloureusement mon enfermement. Nous autres les encagés, nous espérons la rentrée des classes comme une possible porte de sortie. Mais mon avocat m’a laissé peu d’espoir quant à la mienne, qui est une nouvelle fois remise en cause. J’ai de vagues envies. Je collecte mollement des phrases qui parlent de fumeurs.

Il pêchait, une cigarette à la bouche. Il fumait perpétuellement de ces cigarettes jaunes, papier maïs, qui ont un côté grossier, mais qu’il fumait avec une grande élégance comme s’il se fût agi de cigarettes Davidoff. (roman français)
           
            Il ne restait plus qu’à attendre. Elle alluma une cigarette et contempla sa main dans la lueur rougeoyante. Sa main ne tremblait pas. (polar suédois)

            Ils allumèrent chacun une cigarette. […]
Elle s’apprêtait à dire autre chose, mais elle tira une bouffée de sa cigarette, la jeta par terre et l’écrasa soigneusement sous son talon. […]
Il alluma une autre cigarette et se cala le dos contre un tronc d’arbre. Il ramassa quelques éclats de bois dans l’humus entre ses jambes. Il tira sur sa cigarette. […]
Arrivé à ce point de ses méditations, il écrasa sa cigarette. Quelques instants plus tard, il en alluma une autre. […]
Il s’apprêtait à allumer une cigarette avec sa dernière allumette, mais ses mains se mirent à trembler. L’allumette s’éteignit et il resta là, tenant sa cigarette d’une main et sa pochette d’allumettes vide de l’autre, fixant d’un œil vide la forêt qui s’étalait à l’infini à l’extrémité de la prairie d’un vert cru. (nouvelle de Carver où tout tient entre ces cigarettes fumées)


            Cela allégerait considérablement les livres si la cigarette était complètement abolie. Littérature ultra light, extrêmement légère. Mais même les livres me semblent fumeux, aujourd’hui. Je ne cesse de parler de légèreté, mais si c’était l’inverse ? Si c’était la pesanteur qui me manquait ? Un poids qui me retienne…

            Pardonnez-moi, Béatrice, je devais vous parler de Lucie. Mais non, décidément, je ne peux pas aujourd’hui. Écrivez-moi vite.
           AL.




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