Réponse au
septième cercle, le14/08/04
Cher Al,
Les
histoires - La Parole - vous ont lié à Lulu et Lucie; Lulu vous a mené vers
Lucie et les deux vers la mort. Nous racontons, nous parlons, nous écrivons
pour fuir la mort, mais elle finit toujours par nous doubler. Est-ce pour avoir
le dernier mot que vous avez tué, Al ?
Comme on dit qu’on tue le temps alors qu’on n’en a jamais
assez, vous tuez le silence. Ou le manque de parole.
Ce que les
mots font et défont …
« Ne pas avoir à manquer » : nourriture et
souvenirs de guerre.
« Je ne te manquerai pas » : l’objet d’amour
devenu cible.
La liste serait longue si on énumérait la façon qu’ont les
mots de nous rendre manchots.
Boris me
regarde en secouant la tête d’un air désapprobateur. Que pense-t-il ?
Je ne sais jamais ce qu’il pense de moi. Vous, non plus, je
ne sais pas ce que vous avez derrière la tête. Je sais qu’elle est rousse, je
l’ai lu avec un grand sourire, Al, car moi j’ai perdu ma rousseur. Ma tête
aussi un peu, parfois je me dis, surtout quand Boris me regarde de cet air-là.
Je suis
heureuse que vous ayez gardé ce qui vous caractérise et désolée que ce casque
de lumière ne vous ait pas apporté plus de chance, jusqu’à présent.
Longtemps
j’ai pensé qu’on ne devrait jamais revenir d’où on vient.
Alors j’ai
effacé des traces afin de m’assurer de ne pas les retrouver. Toutes les traces.
Au contraire du Petit Poucet, je ne voulais surtout pas retrouver mes parents.
Et si j’avais eu des enfants, je les aurais abandonnés aussi, effacés de ma
vie, comme tous ces signes de distinction qui marquent une existence.
Je voulais
me sauver plutôt que sauver les autres. C’est que je ne savais plus distinguer
qui étaient les autres, les miens, moi …
Boris me
regarde avec des yeux songeurs. Il sait bien que je suis sortie du contrat avec
vous. Se demande-t-il où cela va nous mener ? S’inquiète-t-il pour ma
santé mentale ?
Boris, on ne sauve personne, je voudrais lui dire. Mais ce
n’est pas possible de dire une chose pareille. Pas à un homme qui a fondé toute
sa vie sur la conviction qu’on peut sauver autrui.
Tu ne m’as pas aidé, Boris. Tu m’as donné asile, protection,
un travail qui m’a fait croire qu’il me réhabilitait. Mais tu ne m’as pas
réconciliée avec moi-même.
L’amour,
dis-tu ? Donne-t-on de l’amour a un être qu’on ne voit qu’en
victime ?
Pardonnez-moi, Al, je vous parle comme si vous étiez Boris.
Je suis une femme lâche, je vous dis ce que je ne peux dire à Boris. Peut-être,
d’une certaine manière, n’ai-je jamais rien fait d’autre avec mes
correspondants, avec ces êtres sans visage que je voulais toujours convaincre
de mes qualités de salvatrice … Mais vous m’avez donné un visage, Al. Comme une
trace qui fait surface et qui en laisserait paraître une autre et encore une
autre. Des cercles allant grandissant jusqu’à encercler toute la mémoire. La
pire des choses qu’on pouvait me faire, Al, me donner un visage devant lequel
je ne peux plus fuir…
Peut-être,
aussi, n’est-ce pas lié à vous, Al, mais au temps, tout simplement, qui finit
par nous rattraper comme la mort. Il est simplement temps pour moi de ne plus
courir.
Ne me
regarde pas comme ça, Boris. Ne t’inquiète pas. Laisse-moi faire.
Ne me
regarde pas comme ça avec ce regard qui me dit que je suis folle, parce ce que,
sinon, je vais me remettre à courir et aucune rondeur ne m’en empêcherait, moi
qui suis devenue si frêle.
Comme ça
m’a fait drôle quand vous m’avez dit « Bonjour Jabluszko » !
La stupeur, la confusion. D’où il sort ce nom ? Comment
connaît-il cette enfant ?
Elle a disparu depuis si longtemps … Et puis, je me suis
souvenue que je vous avais raconté petite
pomme … et j’ai repris ma respiration. J’ai parfois des moments – oh !
très brefs - où je ne sais plus rien. Quelques secondes de brouillard et
d’affolement et puis tout revient. Tout, non. Mais assez pour reprendre le
cours normal des choses. La correspondance, par exemple.
J’aimerais faire marche arrière, Al. Reprendre mon ton de
conseillère en sevrage par correspondance. J’aurais dû arrêter la nôtre, vous
repasser à une collègue. Elle aurait gardé mon pseudo, vous n’y auriez vu que
du feu.
Savez-vous
que beaucoup de correspondants se sont sevrés avec succès ? Il faut
reconnaître que la méthode de Boris est efficace. Quand on joue le jeu. Mais
moi je me sens trop fatiguée, à présent. Je l’ai déjà dit à Boris. Tu appelles
ton travail un jeu ? m’a-t-il demandé rhétoriquement. Je n’y crois plus,
lui ai-je répondu sans trop croire moi-même à ce que je disais.
Je me suis
demandé, Al, si une demande de sevrage fausse, de votre part, aurait pu me
révéler la fausseté de ma propre situation.
Mais, non.
Je crois que ma fin est proche. Quelque chose me le dit et la plus bornée des
sourdes oreilles ne saurait ignorer cette fin. La fin de quelque chose en moi.
Ou ma fin tout court. Et j’ai le sentiment qu’il faut me libérer de toutes
entraves pour la voir en face.
Et j’ai le sentiment aussi que c’est vous qui me
l’annoncerez.
La fin de
Jabluszko, je ne l’ai pas vue venir …
Nous
n’avions aucune raison de nous inquiéter. Je sentais bien une certaine tension
à la ferme. Nous n’allions plus sur les marchés pour vendre les pommes de terre
et les grands radis. Janosch et moi n’allions plus jeter de la terre aux
visages des Juifs qui passaient dans les trains derrière chez nous. « Ils
ont voulu nous voler, on les emmène loin de chez nous pour qu’on ait pas à
manquer » était une excuse suffisante pour que petite pomme leur jette
l’opprobre.
Quand les
rumeurs sont parvenues à la ferme - Les Allemands mettent le pays à feu et à
sang - Janosh et Tania répétaient qu’on n’avait rien à craindre. Les Allemands
étaient nos amis, ceux-là même qui nous débarrassaient des voleurs. Le jour où
on entendit leurs chars s’approcher, Tania me prit vite par la main et m’emmena
au poulailler. J’étais trop petite pour récolter toute seule tous les œufs
nécessaires à la gigantesque omelette que Tania se proposait de leur offrir.
Maman Tania, quand elle sortait, mettait toujours un grand châle noir sur sa
tête. Ce jour-là, on aurait donc vu du ciel, si quelqu’un s’y était trouvé, une
petite mer rouge et une mer noire glisser rapidement sur le sol neigeux. Dans le
poulailler, la mer rouge tressaillait de contentement. Les œufs étaient gros,
chauds ; elle pensait au festin qui attendait les amis. Et puis ce fut la terre
qui se mit à trembler. Les chars pénétraient dans la cour.
Des cris, des portes qu’on enfonce, les poules qui
s’affolent, volent dans tous les sens, des tirs de mitraillettes, les œufs que
lâche Tania, qu’elle piétine alors qu’elle se poste entre moi et la porte du
poulailler. Je suis dans l’ombre d’elle quand les Allemands défoncent la porte
et que leurs mitrailles font tout exploser. Je tombe, écrasée par le corps de
Tania et couverte par son grand châle noir. Je suis longtemps restée dans le
noir. Et quand je pus m’extraire de ce qui restait de Tania, je ne reconnus
plus rien. Dans le magma de chairs ensanglantées, je ne pouvais distinguer ni
le corps de Janosch, ni ceux de nos « amis », ni le mien que je
tenais enveloppé dans le châle noir. Alors je me suis mise à courir, courir.
J’ai couru
toute ma vie, Al.
Voilà
pourquoi je suis fatiguée.
Je comprendrai
si vous souhaitez interrompre notre correspondance. Sachez seulement que j’en
serai très peinée, que cela serait comme la confirmation de ma folie que je
crois voir parfois dans les yeux de Boris, que ...
mais
c’est à vous de décider, Al.
Béatrice
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire