mercredi 23 octobre 2013

à couper le souffle [3/4]




Mieux valait entendre cela que d’être sourd. Dans la nature tout s’ouvrait : les oreilles, les narines, les papilles. Ces gosses ne se rendaient pas compte de la chance qu’ils avaient. C’était moi qui étais à l’origine de ce programme pilote censé les réconcilier avec le sens de l’effort, les règles de vie en collectivité avant d’intégrer à la rentrée une « école hors les murs », itinérante, alternant randonnée et programme scolaire minimum. De toute façon, ils n’avaient pas le choix : soit ils réussissaient à aller jusqu’au bout de cette randonnée d’un mois, soit le centre éducatif fermé. Ils devaient également lire Les Misérables - en version abrégée, déjà un challenge pour eux. L’itinéraire choisi par l’équipe – Jean-Michel,  professeur d’histoire-géo et Sylvie – professeur de lettres, était celui de Jean Valjean à la sortie du bagne, de Toulon à Digne-les-Bains, en passant par Grasse.  Contrairement à Jean Valjean, ils ne le faisaient pas en quatre jours. Cependant, le rythme était intensif – cinq à six heures de marche par jour – et les règles strictes : ni téléphone portable, ni écran d’aucune sorte n’était autorisé. Le MP3 – je disais encore walkman, ce qui les faisait bien ricaner - était autorisé deux heures par jour, au moment de leur choix. Angel, Jérémy, Mattias portaient leur casque aux deux premières heures de marche, la musique faisant office de réveil et de stimulant. Béatrice et Yannis préféraient écouter la musique le soir. Je devais reconnaître que Béatrice après des heures de marche en plein cagnard avait encore de l’énergie à revendre,  pour danser, ou plutôt se trémousser. C’est comme ça que la veille, après le dîner, elle avait tenté de me séduire. Insensible à ses charmes, je lui avais rappelé que c’était son tour de vaisselle en l’appelant Cosette. Ça n’avait pas plu à cette « petite chose » qui avait exigé du groupe qu’on l’appelle Bee – en allongeant le « i », comme to be or not to be… yonce – la chanteuse Beyonce,  le modèle de l’adolescente. Ses jolis yeux étaient emplis d’une telle haine…  à couper le souffle ! Je la revoyais brandissant une fourchette, cherchant à atteindre mes yeux, en hurlant que je n’étais qu’un vieux porc lubrique. Surpris par la rapidité et la force de l’attaque, ce n’était pas sans mal que j’avais réussi à la désarmer avec l’aide de Jean-Michel. Les autres gamins, goguenards et blasés, assistaient à l’algarade comme à un spectacle quotidien. Sylvie avait emmené la furie pas tout à fait calmée dans la chambre qu’elle partageait avec elle. Mattias et Jérémy étaient allés se coucher, ainsi que Jean-Michel. Angelo et Yannis m’avaient demandé de leur montrer l’endroit.   

-        Une jeune fille de quatorze ans a disparu sans laisser de trace depuis maintenant vingt-quatre heures. Cela devient inquiétant monsieur Rousseau et vous n’avez pas l’air d’être très inquiet… Vous aviez pourtant la responsabilité de Béatrice…
-       Sans vouloir me dédouaner, je ne suis pas le seul adulte. Depuis le début du voyage, elle nous casse les oreilles pour aller dans une vraie ville.  Nous voulions éviter les tentations que présentent les agglomérations. Je m’y suis pris un peu tard pour réserver ;  il ne restait  à Digne, que ce gîte d’étape intra muros de disponible. Elle a dû manquer délibérément le départ de notre dernière randonnée avant le retour.
-       C’est un peu gros, vous ne trouvez pas ? Il est facile en ville de trouver un téléphone portable et d’appeler ne serait-ce que ses parents. Vos deux collègues l’ont cherchée partout… Alors je vais vous poser de nouveau deux questions auxquelles il est pour votre bien urgent de répondre : est-elle encore en vie ? Où l’avez-vous emmenée ?
-       Merde ! J’en sais rien ! hurlai-je, Béatrice, malgré son visage angélique, a l’esprit retors vous savez ;  c’est plus souvent un bourreau qu’une victime, vous êtes au courant, non ?
-       Au courant de quoi ?
-       Si ses parents l’ont inscrite à ce programme, c’est pour échapper à l’établissement pénitentiaire pour mineurs. Elle a obligé une gamine de dix ans à se déshabiller dans les toilettes du collège et à danser sur une chanson de Beyonce, en la menaçant avec un couteau de cuisine ;  elle a filmé la scène avec son portable puis l’a diffusée sur Internet… Bref, la petite est devenue la risée du collège, elle ne veut plus aller en cours depuis trois mois… C’est loin d’être un ange, votre présumée victime… Ce que les garçons ont fait, à côté, c’est rien du tout…
-       Et vous pensez que votre marche forcée peut les ramener dans le droit chemin ?  De toute façon, le problème n’est pas…
-       Êtes-vous allé à « la maison du pendu » ? le coupai-je tout à coup.
-       C’est quoi cet endroit ? C’est là qu’on doit trouver… son corps ? Indiquez-moi sur le plan où ça se trouve…

p(photo prise le 21/10/13 à Saint-Antonin)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire